Mission de sauvetage de Zeugma-Moyenne Vallée de l’Euphrate (Turquie)
La mission de sauvetage de Zeugma-Moyenne Vallée
de l’Euphrate a été mise en place en 1995, lorsque la
communauté scientifique apprit l’existence d’un projet
de barrage à Birecik, à une vingtaine de kilomètres au
Nord de la frontière entre la Turquie et la Syrie. Le lac de retenue
devait immerger une partie de la Moyenne Vallée de l’Euphrate
et occasionner la disparition de plusieurs dizaines de sites, toutes époques
confondues. Il fut donc décidé d’intervenir, afin de rassembler
le maximum d’informations sur cette partie de la vallée de l’Euphrate
qui était destinée à disparaître irrémédiablement
alors qu’elle fut, de tout temps, un lieu de passage et d’échanges
très riches. Le Ministère français des Affaires étrangères
a supporté cette action, ainsi que, à partir de 2000, le Packard
Humanities Institute. Les missions furent conduites sous la direction de C.
Abadie-Reynal.
Trois sites furent concernés par cette opération de sauvetage
franco-turque, mise en place avec le Musée de Gaziantep et l’Institut
français d’Etudes anatoliennes. En amont, Horum Höyük
dont l’occupation s’échelonne entre le chalcolithique et
l’époque médiévale, a fait l’objet de travaux
conduits par C. Marro et A. Tibet et principalement axés sur la période
protohistorique. A huit kilomètres en aval, deux autres sites, localisés
face à face, Apamée, sur la rive gauche, et Séleucie-Zeugma,
sur la rive droite de l’Euphrate, ont été fouillés
par nos équipes (fig. 1).
Le travail sur le terrain était considérable : deux villes d’époque
classique devaient être étudiées en un temps très
limité, puisque nous ne disposions que de cinq années avant
la mise en eau du barrage qui devait immerger l’ensemble de la ville
d’Apamée et le tiers inférieur du site de Zeugma. Nous
avons donc été amenés à choisir une problématique
très précise d’étude de ces sites, mettant l’accent
sur le fleuve, l’importance et les conditions de son franchissement
ainsi que son rôle dans l’implantation et l’organisation
des villes. D’autre part, lorsque cela était possible, nous avons
eu recours à l’utilisation de techniques nouvelles comme la prospection
électrique et magnétique, dont la mise en oeuvre a été
effectuée sous la direction de N. Florsch.
Grâce à ces choix, deux nouvelles villes de l’Antiquité
classique ont été en partie ressuscitées : elles nous
donnent une image très diversifiée de l’urbanisme grec
qui a su s’adapter aux exigences du terrain et surtout nous révèlent
la richesse d’une région située aux confins des mondes
grec et romain, qui jusqu’à présent était très
mal connue.
Apamée (fig. 2) est une ville dont l’histoire semble assez courte
puisqu’elle n’aurait guère été occupée
que pendant environ deux siècles. Elle fut fondée au début
du IIIe s. ap. J.-C., à l’intérieur d’un méandre
de l’Euphrate, dans une plaine alluviale. Les prospections électriques
et magnétiques, complétées par des sondages ponctuels,
nous ont permis de découvrir, en quelques mois de travail, un établissement
dont les fortifications paraissent être l’élément
premier à partir duquel s’est élaboré le plan de
la cité. On peut suivre ces murailles sur une longueur de 2,2 km. Les
fortifications nord et est comportent des tours rectangulaires saillantes,
disposées à espace régulier. Trois portes ont pu être
repérées. Ces murs enserrent, au total, une superficie d’environ
45 ha.
L’organisation de la ville se caractérise par un plan orthogonal,
inspiré par les principes établis dès le Ve s. av. J.-C.
par Hippodamos de Milet. Les rues se croisent à angle droit, déterminant
ainsi des îlots réguliers et allongés qui mesurent, avec
de faibles variations, 42 m de largeur est-ouest sur 107 m de longueur nord-sud.
Les îlots sont séparés par un réseau de rues orthogonales
dont la largeur varie selon leur importance. Les voies situées dans
l’axe des portes de la ville sont deux fois plus larges que les rues
secondaires. On a donc une ville qui a probablement vu son étendue
et son plan général fixés dès la fondation, mais
qui, semble-t-il, ne fut pas entièrement réalisée : des
zones intra muros paraissent ne pas avoir été bâties.
Ce plan de type hippodamien est depuis longtemps considéré comme
caractéristique des fondations grecques dans l’Orient hellénistique.
L’étude du site de Zeugma nous apprend que les colons grecs pouvaient
également s’adapter à une configuration de terrain beaucoup
plus mouvementée. Le site de Séleucie (nom hellénistique)-Zeugma,
en effet, est situé sur une série de collines séparées
par des vallons perpendiculaires au fleuve. La ville d’époque
hellénistique a été très difficile à étudier
: elle était enfouie sous 10 mètres de colluvions et de couches
archéologiques. Pourtant, les quelques sondages qui nous ont permis
de l’atteindre, nous montrent que nous avons, dès cette époque,
une organisation complètement différente de celle que l’on
a pu déterminer à Apamée. Un système de terrasses
paraît avoir été installé vers l’extrémité
ouest du site, au pied d’une colline à la situation stratégique,
dominant à la fois le vallon par lequel la grande route venant de l’Ouest
et de la Méditerranée débouchait sur le fleuve, et la
vallée de l’Euphrate. Il se pourrait donc que peu de temps après
sa fondation, Séleucie ne fût guère plus qu’une
petite agglomération de soldats regroupée autour de son fortin
controlant le passage de l’Euphrate.
Les sondages conduits sur toute la partie inférieure du site, qui devait
être rapidement immergée, ont, d’autre part, permis de
suivre son extension. Il semble que la ville se soit développée
assez rapidement en s’étendant vers l’Est, jusqu’à
couvrir une superficie de près de 140 ha, soit plus du double de celle
de Pompéi. Les nécropoles constituent d’excellents indicateurs
de l’étendue d’un site urbain puisqu’elles se situent
toujours en périphérie. C’est ainsi qu’elles nous
sont d’un précieux secours à Séleucie-Zeugma. Elles
marquent, dans leur plus grande extension, quelle fut la superficie de la
ville à son apogée. Pourtant, des tombes du début de
l’empire romain ont été retrouvées, en plein coeur
de la ville, réutilisée dans des maisons (fig. 3). Elles attestent
que, au Ier s. ap. J.-C., l’extension de la ville était moindre.
L’urbanisme de Zeugma, contrairement à celui d’Apamée,
est donc évolutif : l’orientation des maisons et le tracé
des rues ont changé entre l’époque hellénistique
et l’époque romaine ; la superficie de l’établissement
ne fut pas fixée une fois pour toutes lors de sa création mais
évolua au fil des siècles.
Les fouilles de Séleucie-Zeugma ont également beaucoup apporté
pour la connaissance du cadre de vie, à l’époque romaine,
dans les confins orientaux de l’Empire. Nous avons mis au jour des structures
très variées : les zones publiques, pour l’instant peu
nombreuses à avoir été fouillées, semblent se
concentrer dans la partie occidentale du site. Une place pavée a été
mise au jour ; elle était bordée de bâtiments publics,
parmi lesquels des Archives, découvertes par nos collègues turcs,
dans lesquelles plus de 80 000 sceaux ont été mis au jour. Un
peu plus à l’Est, une place comportant une fontaine ainsi qu’un
escalier monumental conduisant probablement à un sanctuaire put être
fouillée quelques jours avant la mise en eau du site.
Surtout, ces fouilles ont révélé toute la richesse de
l’architecture domestique. La partie orientale du site semble avoir
été l’emplacement d’un quartier résidentiel.
Plusieurs terrasses étaient ainsi occupées par de riches maisons
mitoyennes qui paraissent, pour la plupart, dater des IIe et IIIe s. ap. J.-C.,
en tout cas pour leur dernier état. Elles nous permettent d’admirer
un cadre de vie choisi et digne des plus grands sites occidentaux. Ces maisons,
pour la plupart d’entre elles, ont une superficie moyenne qui s’explique
certainement par la très forte densité de l’habitat :
aux IIe et IIIe s., en plusieurs endroits du site, on voit des maisons empiéter
sur le domaine public, place ou nécropole ancienne.
Les plus riches de ces maisons se caractérisent, tout d’abord,
par l’existence d’un ou même de deux espaces ouverts, cours
ou jardins. Lorsque leur premier état remonte au Haut-Empire, ces espaces
ouverts prennent souvent une dimension monumentale grâce à la
colonnade qui, selon la mode grecque, les entoure et dont la mode subsiste
bien au-delà de l’époque hellénistique. Pourtant,
le site de Zeugma nous permet de suivre très précisément
le processus de romanisation du cadre de vie qui ne semble véritablement
commencer que près de deux siècles après l’intégration
de la ville dans l’Empire romain. Tout d’abord, c’est probablement
à des modifications dans les modes de vie, qui se rapprochent de ce
que l’on connaît en Occident, que l’on peut attribuer le
développement tout à fait considérable de l’approvisionnement
en eau de la ville. Ainsi, nous avons pu établir que pendant toute
l’époque hellénistique et le début de l’époque
romaine, les citernes, présentes dans la plupart des maisons, fournissaient
la part la plus importante de l’eau. Seules, à cette époque,
sont mises en place, très progressivement, des conduites d’évacuation
des eaux sales, ainsi que de gros égouts collecteurs qui ont, avant
tout, comme fonction, de draîner les eaux de ruissellement sur un site
particulièrement vulnérable de ce point de vue. Cela dit, on
s’aperçoit qu’à partir de la fin du IIe s., les
habitudes de vie se modifient : l’approvisionnement en eau de la ville
devient beaucoup plus abondant grâce à de nombreuses adductions
qui parcourent le site et devaient être connectées à des
aqueducs dont, pour l’instant, nous n’avons pas encore trouvé
de trace aux abords de la ville. Ces facilités nouvelles vont de pair
avec la construction de latrines qui font alors leur apparition dans les maisons
les plus riches, et de vastes bassins qui investissent une partie des espaces
domestiques ouverts et sont parfois alimentés par de monumentales fontaines
peintes (fig. 4). Le développement du décor des maisons est
également très sensible : les plus riches d’entre elles,
à partir de la fin du IIe s., voient leurs différentes pièces
être hiérarchisées par la présence d’un décor
plus ou moins riche et original. La pièce de réception par excellence
est la salle à manger ou triclinium (du nom des trois lits, ou klinai,
disposés traditionnellement dans cette pièce et sur lesquels
on festoyait allongé) qui est, dans toutes les riches maisons, ornée
d’un sol mosaïqué au thème très original,
voire unique (fig. 5). L’ensemble est complété par des
enduits muraux peints et des décors en stuc. La chambre à coucher
(ou cubiculum) du maître de maison est une autre pièce privilégiée
par sa décoration. Ainsi, la fouille de ces maisons a livré
un corpus impressionnant de mosaïques qui, tout en se rapprochant des
oeuvres issues des ateliers d’Antioche, renouvellent cependant complètement
la question.
On peut également souligner qu’au-delà de la richesse
de cette architecture domestique, l’étude du petit matériel
trouvé dans les fouilles vient confirmer cette prospérité.
Les objets de bronze sont nombreux et on peut noter, en particulier, la présence
de lampes et de candélabres en bronze et en fer ainsi que divers petits
objets qui illustrent l’existence, dans ces maisons, de meubles et d’objets
somptueux, comme un coffret dont les charnières se prolongeaient par
des appliques très finement travaillées et plaquées d’or.
De même, l’étude de la céramique, et en particulier
des amphores, montre que les importations lointaines ne sont pas rares : on
n’hésite pas à acheter du vin de mer Egée ou d’Italie
ou encore des salaisons de Bétique (Espagne).
Les fouilles de Zeugma ont donc permis de mettre en lumière
la richesse et aussi l’originalité de la civilisation romaine
dans cette partie orientale de l’Empire pour laquelle, jusqu’à
présent, les données matérielles manquaient cruellement.
Elles montrent combien cette région frontalière peut briller,
à l’égal de l’Occident, par le raffinement de son
cadre de vie, l’adresse et la créativité de ses artistes.
Catherine Abadie-Reynal
Université de Nancy II